Ce jeudi 24 mars, on évènement inattendu s’est produit qui nous laisse perplexes, un goût amer en bouche : nous n’aurons que quelques instants pour saluer Саша et les filles, sous surveillance, et même pas la chance de faire nos adieux à Ира et Владик.
Retour sur l’historique des évènements.
2022
Jeudi 24 février
L’opération militaire spéciale est déclarée par Poutine à 5h30 du matin, heure moscovite.
Mercredi 2 mars
Départ du “convoi” ; lisez ici le récit du voyage.
Dimanche 6 mars
Retour au bercail dans l’après-midi. Les Карташов me demandent à être tous ensemble dans la pièce avec le balcon vitré : elle est sensiblement plus chaude que le reste de la maison et je ne suis pas vraiment surpris par leur choix ; j’ai vu des familles dormir sur deux lits à 5 ou 6 dans des studios de moins de 30m² et je comprends qu’ils puissent avoir envie de rester proches les uns les autres le temps de se reposer et prendre leurs marques dans ce nouvel environnement. Un lit est déplacé de suite et ils vont se coucher pendant que je prépare de l’eau chaude pour leur réveil.
Lundi 7 mars
Appel au SMIG, on me dit que tout sera mis en place mercredi et qu’on me rappellera. D’obtiens le jour même qu’un duvet et une housse de matelas soient lavés pour compléter ceux que j’ai déjà mis à disposition pour la famille.
Jeudi 10 mars
Sans réponse du SMIG, je rappelle la hotline spéciale Ukraine pour prendre des informations. On me répond qu’aucune décision formelle n’a été prise de leur accorder le statut S ou le simple statut de requérant. Dans la foulée, je contacte la Croix Rouge, le CSP et Caritas das le but de leur obtenir des vêtements, sans succès.
Vendredi 11 mars
Berne, 11.03.2022 - Les personnes chassées d’Ukraine par la guerre recevront en Suisse le statut de protection S. Le Conseil fédéral a pris cette décision le 11 mars 2022 pour que ces personnes reçoivent rapidement un droit de séjour sans devoir passer par une procédure d’asile ordinaire. Lors de la consultation, l’activation du statut de protection S a été approuvée à l’unanimité.1
Dimanche 13 mars
Alors que j’informe Саша qu’il serait bien de partir tôt lundi matin afin de procéder à leur inscription au centre de Boudry : il est impatient de régulariser sa situation
Jeudi 17 mars
Un mail est envoyé à 11:28 à DI pour lui confirmer que la mère et au moins un des enfants viendront à Neuchâtel pour se fournir en vêtements dans l’après-midi. Un peu plus tard, Саша m’informe qu’il veut y a aller en famille le lendemain et pousser jusqu’à Boudry pour leur inscription. Il est averti qu’il faudra partir “aux premières lueurs du jour” et de commencer par l’inscription s’il veut avoir une chance de venir à bout des deux activités dans la journée.
Vendredi 18 mars
Lorsque je retrouve la famille au petit déjeuner en fin de matinée, je m’étonne qu’ils ne sont pas encore partis. Саша répond qu’il sera bientôt possible de faire une inscription en ligne. Après vérification, divers articles de presse semblent confirmer la rumeur.
Dimanche 20 mars
Je retrouve Саша et Ира dans la cuisine du 4è, en compagnie d’une dame qui les aide à remplir un questionnaire destiné à obtenir un rendez-vous pour l’inscription. Elle parle russe ou ukrainien et a par conséquence plus de facilités à communiquer avec eux.
Mardi 22 mars
Plus de jeux sont apportés, par ma soeur cette fois. C’est déjà elle qui a permis que le contact avec Rêve d’Enfant soit établi.
2Du 4è étage, j’entends une voix inconnue parler du balcon de la chambre des Карташов ; un homme aux cheveux courts et noirs parle au téléphone, il est question de “il faudra appeler le XYZ, et aussi …” avec plein d’acronymes jamais entendus auparavant. Je le retrouve peu après sur le parking accompagné de sa femme ukrainienne et de la dame rencontrée le dimanche précédent, en train de distribuer des habits aux enfants. L’homme aperçu sur le balcon se présente succintement ; il de petite taille et de faible carrure, mentionne faire partie d’Espace Noir, passe très vite sur un prénom inhabituel. Nous l’appellerons V., il m’annonce qu’il dispose d’un grand réseau et peut fournir des habits et autres biens et services mais a besoin de place pour loger des gens. Je lui fais visiter la maison ; dans un 4 pièces il me dit “je mets deux familles ici”. Il prend quelques photos et promet de me recontacter rapidement.
Jeudi 24 mars
Саша m’informe qu’il veut aller faire son inscription à Berne ; à la question s’il n’a pas déjà envoyé le formulaire rempli quelques jours plus tôt, il répond “on m’a dit que ça prenait très peu de temps là-bas, que ça ne change rien dans quel canton on le fait”. Après avoir déplacé à nouveu le lit des parents dans la chambre d’origine, un sommier et matelas sont donnés pour Pauline et ils partent. À Саша qui me demande si je serai là à leur retour, je réponds qu’il n’a qu’à m’envoyer un SMS lorsqu’il part de Bern.
Je profite de leur absence pour faire un peu de paysagisme et de terraformation dans le jardin ; à 20:22, n’ayant toujours pas de nouvelles, j’envoie un “Good?” au nouveau numéro de Саша. Le message est marqué comme envoyé dans les secondes qui suivent.
Environ une demi-heure plus tard et après un inhabituel manège de véhicules, on aperçoit une BMW des plus prestigieux modèles s’arrêter devant la maison, accompagnée du SUV à peine moins fançy de V. Après avoir essayé de passer par la porte principale, il fait le tour de la maison et m’aperçoit au bord du feu ; la situation qui était déjà peu habituelle devient alors carrément absurde et ceci dès les premiers mots de V:
- Je te le dis tout de suite, tu seras pas surpris, ils ne vont pas pouvoir rester ici.
- Ah… tu veux bien me dire pourquoi?
- Tu le sais très bien
- Il peut y avoir plusieurs raisons.. (je pense alors en priorité au problème du chauffage)
- Selon toi?
- Dis-moi, je ne suis pas d’humeur à jouer aux devinettes
- C’est très bien tout ce que tu as fait pour eux, mais tu ne leur a apporté aucun aide pour le soutien administratif
Suit ensuite un très bref échange au cours duquel je me rends compte très vite que V. ne va ni entrer dans les détails ni permettre le moindre débat sur ce qui a été fait ou non. Саша arrive, me dit qu’il part de toute façon car “Ира et Vladik sont déjà là-bas”, qu’il reviendra un de ces jours avec Ира pour parler calmement de la situation. Ils s’en vont charger les affaires de la famille, et les enfants arrivent peu après pour dire au-revoir. Полина ne sait pourquoi ils partent, elle et Крис semblent désorientées.
Juste avant qu’ils montent en voiture, je demande le numéro de téléphone à V, “au cas où”. Il répond immédiatement et avec une agressivité et une méfiance pas dissimulées “t’as pas besoin de l’avoir, mais t’inquiètes pas j’ai le tien, et nom nom aussi” puis “on peut tous les deux être contents que ça se termine comme ça”. Le sous-entendu est évident : ça aurait pu se passer autrement et être bien pire, je ne dois pas faire de vagues. Devant son refus répété de décliné son identité, il se tend encore plus lorsque je commence à prendre en photo les plaques d’immatriculation. Visiblement dans le but d’appaiser la situation, HD (il conduisait la BMW) me tend sa carte d’identité et je la prends en photo, ainsi que de plaque d’immatriculation de V ; je dois même faire barrage physiquement pour pouvoir prendre le cliché. Il est 21:25, les deux véhicules s’en vont et nous restons bouche bée, incapables de donner du sens à ce qui vient de nous arriver.
En quelques minutes
nous nous sommes vus arracher cette famille qui commençait tout juste à se relaxer, à prendre ses marques et à connaître le voisinage. Brutalement, avec pour seul motif une accusation aléatoire. C’est pour nous comme s’ils avaient été kidnappés, comme si Ира et Владик avaient étés pris en otage pour forcer Саша a accepter de déménager sa famille. Déjà ils nous manquent, ce sera pire le matin d’après.
Ce qu’il nous reste
Une boule au ventre, un goût amer dans la bouche. Un frigo rempli de viande, reçue le jour même et à consommer très rapidement. Des tasses et des bols, achetés quelques jours avant pour compléter la vaisselle. Deux chambres laissées dans l’état, et surtout aucune idée de ce qui va arriver à cette sympathique famille, si on va jamais les revoir.
Il nous reste encore du travail à accomplir : informer ceux qui continuent à apporter leur aide que “passez y’a plus rien à voir, merci pour tout mais vous n’aurez aucune nouvelle supplémentaire”. Malaise assuré.